Ramasser des ossements

 

 

 

Il y avait deux étangs dans cette vallée.

L’un, en bas, brillait comme empli d’argent fondu, l’autre, en haut, d’un vert de mort, entraînait dans ses profondeurs l’ombre silencieuse des monts.

J’avais le visage poisseux. Je me retournai : il y avait du sang là où je m’étais frayé un chemin, au milieu des fourrés et des bambous nains. Et ces gouttes semblaient prêtes à se mettre en mouvement.

Le sang s’échappait à nouveau de mon nez en vagues d’une chaleur douceâtre.

Je bouchai en toute hâte mes narines avec mon obi. Je me couchai sur le dos.

Le soleil ne dardait pas directement ses rayons sur moi, mais l’envers des feuilles baignées de lumière m’éblouissait.

Le sang, arrêté à mi-chemin de mes narines, refluait de manière sinistre. Il gargouillait à chaque respiration.

Les cigales saturaient les montagnes de leurs stridulations. Elles s’étaient mises à crier soudain comme sous le coup de la surprise.

C’était une fin de matinée de juillet, si précaire que la simple chute d’une aiguille pouvait provoquer un éboulement. J’étais comme paralysé.

À demeurer allongé jusqu’à ce que la sueur perle sur ma peau, le vacarme des cigales, la frondaison oppressante, la moiteur de la terre, les battements de mon cœur convergeaient vers un point de ma tête pour s’y figer. Pour, à peine figés, se défaire et se disperser.

J’avais le sentiment d’être aspiré vers le ciel.

— Ohé ! Ohé ! Mais où est passé le jeune monsieur ?

Je me levai d’un bond en entendant ces voix m’appeler du cimetière.

Venu ramasser les ossements de mon grand-père le matin qui suivit ses funérailles, j’avais commencé à saigner du nez alors que je remuais les cendres encore tièdes. J’avais quitté furtivement le crématorium pour grimper sur la colline, me couvrant le nez avec le bout de mon obi.

Je dévalai la pente. L’étang brillant comme de l’argent s’inclina, oscilla, puis disparut. Je glissai sur les feuilles mortes de l’an passé.

— Quelle insouciance, tout de même ! Où donc étiez-vous passé ? Venez voir, on vient juste de trouver le bouddha de votre grand-père ! dit une vieille femme de la maisonnée[1].

Je descendis en foulant les bambous nains.

— Ah oui ? Où ça ?

Préoccupé par la mine que je devais avoir, avoir perdu tant de sang, et par mon obi tout humide, je m’approchai d’elle.

Sur sa paume semblable à du papier tanné et froissé, était posée une feuille blanche avec un fragment calcaire d’un pouce environ qui concentrait les regards.

Le bouddha de gorge, sans doute. Avec de la bonne volonté, on pouvait y voir forme humaine.

— Nous venons enfin de le trouver. Voilà ce qu’est devenu votre grand-père. Installez-le dans son urne.

À quoi cela rimait-il ? – Je ne pouvais m’empêcher de croire qu’il serait là pour accueillir, à mon retour, le bruit de la porte avec de la joie plein ses yeux aveugles. Je trouvais aussi étrange de voir là, debout, une femme inconnue vêtue de crêpe noir, ma tante, me disait-on.

Dans l’urne, à côté d’elle, étaient fourrés en vrac les os des jambes, des mains, du cou.

C’était un crématorium sans murs, sans toit, un simple trou creusé en longueur.

Une forte chaleur se dégageait des braises.

— Allons au cimetière. Il y a une odeur désagréable ici et le jour paraît jaune, dis-je, tout en me souciant de ma tête qui tournait et du sang qui menaçait à nouveau de couler de mon nez.

Je me retournai et vis un homme de la maisonnée arriver en portant à son tour l’urne. Les cendres laissées dans le crématorium, les nattes où, après les offrandes d’encens, s’étaient installés, recroquevillés sur eux-mêmes, les participants aux obsèques, tout était resté tel quel. Les perches de bambou enveloppées de papier d’argent demeuraient quant à elles fichées dans le sol.

Mon grand-père, devenu un feu follet bleuâtre, se serait échappé du toit du sanctuaire la nuit dernière, lors de la veillée funèbre, aurait parcouru les chambres de l’hôpital réservé aux malades contagieux, et répandu dans le ciel au-dessus du village ces effluves désagréables. Je me remémorai ces racontars sur le chemin du cimetière.

Notre tombe familiale se situait en dehors du cimetière du village. Où, dans un coin, on trouvait le crématorium.

Nous parvînmes devant la tombe où s’alignaient des stèles.

Tout m’était désormais indifférent. J’avais envie de m’allonger par terre et de respirer le bleu du ciel.

— C’étaient ses dernières volontés, alors enterrez le maître sous la tombe du plus ancien de vos ancêtres, dit la vieille de la maisonnée, en posant à terre une bouilloire de cuivre remplie d’eau puisée dans le vallon.

Ses dernières volontés, avait-elle dit avec le plus grand sérieux.

Comme pour prendre l’avantage sur le reste des paysans de la maisonnée, ses deux fils renversèrent une stèle ancienne placée plus haut que les autres et se mirent à creuser sous son emplacement. Un trou qui semblait profond. J’entendis le bruit de l’urne qui tombait dans les profondeurs.

À quoi bon mettre après la mort pareils bouts de calcaire dans la tombe des ancêtres ? Une fois mort, il n’y a rien. La vie qui se perd dans l’oubli.

La pierre fut remise à sa place.

— Allez, faites vos adieux.

La vieille arrosa généreusement la petite tombe.

Les bâtons d’encens étaient allumés, mais dans cette forte lumière leur fumée ne projetait pas d’ombre. Les fleurs étaient flétries.

Tous, mains jointes, fermèrent les yeux.

Je contemplai les visages jaunes de ces gens, et ma tête fut de nouveau emportée dans un souffle.

La vie – la mort de mon grand-père.

Je secouai violemment la main droite qui semblait mue par un ressort. Les os tintèrent. Je tenais la petite urne.

Pauvre maître. Il s’était sacrifié pour l’avenir de la maisonnée. Jamais le village ne l’oublierait. On ne parlait que de mon grand-père sur le chemin du retour. Qu’ils arrêtent. N’étais-je pas le seul à être triste ?

Ceux qui étaient restés à la maison semblaient aussi envisager avec une pitié non dépourvue de curiosité ce que, laissé seul par la mort de mon grand-père, j’allais devenir.

Une pêche tomba, lourde. Elle roula à mes pieds. Le chemin du retour contournait une colline de pêchers.

 

Voilà le récit des événements survenus quand j’avais quinze ans et tel que je l’ai rédigé à dix-sept[2]. Je l’ai transcrit en revoyant un peu le texte. Transcrire à cinquante ans ce que j’ai écrit à dix sept n’est pas pour moi sans intérêt. Cela implique au moins que je suis encore en vie.

Mon grand-père est décédé le vingt-quatre mai. Mais « Ramasser des ossements » se situe en juillet. Il y avait donc une part de transposition.

Comme je l’ai signalé dans mon Journal d’écrivain publié chez Shinchôsha, une page déchirée a été perdue. Entre « Une forte chaleur se dégageait des braises » et « Allons au cimetière », il y a un trou correspondant à deux pages de journal. J’ai préféré transcrire en laissant ce manque tel quel.

Avant « Ramasser des ossements », il y avait un autre texte intitulé « À mon pays natal ». Il emprunte la forme d’une lettre rédigée de l’internat du collège, adressée au village où j’ai vécu avec mon grand-père, et n’est rien que sentimentalisme puéril.

J’en extrais un bref passage qui se rattache à « Ramasser des ossements ».

 

(...) L’autre jour, chez mon oncle, j’ai donné mon accord pour vendre la demeure, alors que je t’avais si solennellement juré de ne jamais le faire.

Tu as dû voir aussi des armoires et des coffres extraits des entrepôts en pisé pour passer entre les mains des marchands.

Depuis que je suis parti loin de toi, la demeure serait, paraît-il, devenue le gîte d’un misérable vagabond et, après la mort de sa femme emportée par les rhumatismes, aurait servi à cloîtrer le fou de la maison d’à côté.

Les objets de la réserve ont disparu, volés les uns après les autres, la butte où se trouvent les tombes, rabotée de part en part, est désormais incluse dans le terrain de la colline aux pêchers voisine, et alors que se rapproche le troisième anniversaire de la mort de mon grand-père, sa tablette funéraire doit être abandonnée, gisant sur l’autel domestique, maculée d’urine de souris.

 

(1916, révisée et publiée en 1949)

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